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Les Bed Blockers : éthique d'une situation complexe dans le monde du soin

Dernière mise à jour : 6 déc. 2024




Dans le domaine de la santé, l'expression bed blockers (ou "bloqueurs de lits") désigne des patients qui occupent un lit d'hôpital sans avoir réellement besoin de soins hospitaliers, mais qui ne peuvent pas être transférés ou pris en charge ailleurs. Cette situation, bien que souvent vue comme un obstacle à l'efficacité du système de santé, soulève d'importantes questions éthiques qui vont bien au-delà de la simple gestion des ressources. Les bed blockers sont souvent pris entre deux situations : d’un côté, la nécessité de quitter l'hôpital pour des soins moins intensifs, et de l'autre, un environnement hospitalier qui ne répond plus à leurs besoins spécifiques. En analysant ces situations à travers les grands principes de l'éthique appliquée tels qu'ils ont été définis par Beauchamp et Childress, nous pouvons mieux nommer, comprendre, voire résoudre les dilemmes rencontrés.

En éthique, ces dilemmes mobilisent toujours une triade d'acteurs : les patients, les soignants, et l'ensemble du système de santé.



L’éthique appliquée au soin : un cadre pour comprendre les dilemmes


En éthique appliquée, particulièrement dans le domaine des soins, les principes fondamentaux sont au nombre de quatre, tels que définis par Beauchamp et Childress dans les années 1980 : autonomie, bienfaisance, non-malfaisance et justice. Ces principes servent de boussole pour guider les décisions en matière de soins et aider à résoudre les dilemmes éthiques rencontrés dans la pratique quotidienne. Lorsque ces principes sont en conflit, des dilemmes éthiques émergent, comme c’est souvent le cas avec les bed blockers.


Nous allons explorer chaque principe au prisme de cette problématique afin de tenter de mieux comprendre si ces patients peuvent être considérés comme responsables, victimes ou simplement des acteurs d'un système défaillant.



Le principe de l’autonomie : la voix du patient


L'autonomie, ou le droit du patient à prendre des décisions éclairées concernant sa santé, est un principe fondamental en éthique des soins. Dans le cas des bed blockers, plusieurs questions éthiques se posent. Tout d'abord, comment garantir que le patient ait pris une décision éclairée lorsqu’il intègre un établissement de santé ? Le consentement, dans un contexte où les places sont limitées, devient parfois difficile à donner en toute liberté. Les patients peuvent se retrouver piégés dans une situation où ils souhaitent sortir de l'hôpital, mais où les options alternatives sont limitées, ce qui peut réduire leur autonomie.

De plus, la prolongation des séjours hospitaliers pour des patients qui n’ont plus besoin de soins intensifs peut entraîner une perte d’autonomie physique et mentale. L’immobilité prolongée, les risques d'escarres et la dégradation de l’état général de santé sont des conséquences directes de la prolongation injustifiée de l’hospitalisation, ce qui réduit encore plus la capacité du patient à exercer son autonomie.



La bienfaisance : Une pression sur les soignants


Le principe de bienfaisance, qui concerne l'obligation morale d'agir pour le bien d'autrui, entre en jeu de manière particulièrement complexe dans le cas des bed blockers. Rappellons-nous la triade d’acteurs : les soignants en sont un pilier fondamental. Ils ressentent une pression croissante lorsqu'ils s'occupent de patients ne nécessitant plus de soins hospitaliers. Cela crée une tension professionnelle, car les ressources sont limitées et nécessitent une priorisation des patients en attente de soins urgents. Il est difficile de s’occuper de quelqu’un qui n’a pas véritablement besoin d’être soigné ici, quand on voit qu’il manque des places pour d’autre qui en auraient besoin, c’est un positionnement professionnel éprouvant pour le soignant et l’équipe. Le soignant, en vertu du principe de bienfaisance, cherche à apporter le meilleur soin possible pour ses patients, et voir un patient qui n’est pas à sa place, dont l’état se dégrade et pour qui on ne peut apporter les meilleurs soins ; voir d’autres individus que l’on ne peut soigner correctement alors qu’on pourrait le faire en d’autres circonstances… Le soin devient alors inadapté, et la question éthique se pose : est-ce que le bien-être du patient est réellement servi lorsqu'il reste dans un environnement qui ne répond plus à ses besoins spécifiques ? Cela crée une tension pour les soignants, qui, malgré leur désir de faire le bien pour leurs patients, sont confrontés à la réalité d'un système de santé qui manque de flexibilité et de ressources pour offrir des solutions alternatives.



La non-malfaisance : éviter les préjudices


Le principe de non-malfaisance, dans lequel on reconnait le "primum non nocere" ("d'abord, ne pas nuire"), est particulièrement pertinent dans le contexte des bed blockers. Lorsque ces patients restent hospitalisés au-delà de la période nécessaire, ils sont exposés à des risques accrus de dégradation de leur état de santé. Les environnements hospitaliers, bien que conçus pour soigner, sont rarement adaptés aux besoins des patients qui ne nécessitent plus de soins intensifs. Les risques de complications, tels que des infections nosocomiales, des escarres, et une dégradation de l'état cognitif dû au manque de stimulation, augmentent avec le temps passé à l'hôpital dans des conditions inappropriées. De plus, les hôpitaux sont des lieux stressants, dans lesquels on subit une dépersonnalisation sans nos vêtements, notre espace, notre intimité.

Dans cette situation, l’hôpital devient un lieu de maltraitance passive, où l’incapacité de transférer le patient dans un établissement plus adapté entraîne des conséquences dommageables pour sa santé. Cela soulève une question cruciale : jusqu'où un système de santé peut-il justifier le maintien d'un patient dans un environnement qui ne fait qu'aggraver son état de santé ?



La justice : l’équité dans l’accès aux soins


Le principe de justice, qui prône un accès équitable aux soins, est souvent celui qui est le plus perturbé dans le cas des bed blockers. Lorsque des patients restent dans des lits d'hôpital qui ne répondent plus à leurs besoins médicaux, cela prive d’autres patients de l’accès à des soins urgents et nécessaires. Les hôpitaux sont saturés, et l’incapacité à transférer les bed blockers dans des établissements plus appropriés conduit à une iniquité dans la distribution des ressources.

On retrouve également les problèmes dans la planification des soins et les coûts de ces soins "non nécessaires". La difficulté à transférer les patients vers d'autres services met en lumière les problématiques liées à la coordination des soins, posant des défis éthiques pour les décideurs et les professionnels de santé. Cela soulève des questions éthiques majeures sur la répartition des ressources dans le système de santé. Faut-il envisager un retour à domicile avec l'aide des DAC ? Faut-il transférer les patients vers des soins de suite et de réadaptation (SSR), vers des unités de soins de longue durée (USLD), ou encore en EHPAD ? Ces solutions sont souvent limitées par des places disponibles, et le refus d’un patient de quitter l’hôpital, parfois par crainte de l’inconnu ou du manque de soutien familial, peut compliquer davantage la situation. Quant au maintien des patients qui n'ont plus besoin d'hospitalisation, cela peut entraîner des coûts importants pour le système de santé, soulevant des questions sur l'utilisation des ressources.  



Le patient : ni coupable, ni victime, mais acteur d’un système défaillant


Alors, que faire face à cette situation complexe ? Les bed blockers sont-ils "coupables" (ou plutôt "responsable") de prolonger leur séjour à l’hôpital, ou sont-ils victimes d’un système de santé mal conçu qui n’arrive pas à répondre à leurs besoins une fois les soins aigus terminés ? La réalité est bien plus nuancée. En tant que patients, ils sont souvent dans une situation de vulnérabilité, cherchant à être soignés et à retrouver leur autonomie. Mais dans un environnement hospitalier saturé, ils deviennent des obstacles à l’accès aux soins pour d’autres. Ils ne sont ni coupables ni victimes, mais des témoins d’un système qui, faute de ressources et d'organisation, ne parvient pas à répondre adéquatement à leurs besoins de manière respectueuse et humaine.


 

Conclusion : une réflexion éthique pour une meilleure prise en charge


Pour conclure, focalisons-nous sur le patient, le « bed blocker ». Celui qui occupe un lit ou plutôt le bloque, empêche une autre personne d’en bénéficier. Comme une zone assiégée, qu’il se serait octroyé en dépassant la date limite autorisée…  Le patient que l’on ne nomme plus, qui n’a plus de nom, qui n’est plus qu’un « bloqueur de lit », une entité assimilée au lit. Bien sûr qu’il n’est pas coupable, mais est-il pour autant victime ? L’éthique nous prierait de nous méfier des catégories, d’essayer d’aller chercher au-delà des cases dans lesquelles nous nous mettons. Le patient, cette personne qui vit une situation de vulnérabilité et qui intègre le lieu de l’hôpital pour en guérir, pour être aidé. Elle est plus qu’un lit, plus qu’une victime, plus qu’un « coupable » ou plutôt un « responsable » comme j’ai préféré le dire. Elle a peut-être une autonomie restreinte, physiquement ou mentalement, mais si elle cherche à l’exprimer, c’est au soignant d’écouter, d’être présent et d’accompagner, c’est là sa vocation. Mais quand le soignant est, lui-même, en proie aux doutes et aux difficultés, c’est dans la collégialité que les solutions peuvent se trouver. Dans l’entraide. Entre équipes, entre structures. Un soin éthique commence par un soignant conscient et présent à ce qu’il fait, mais aussi un soignant qui a les moyens de travailler correctement. Et quelle difficulté aujourd’hui pour les soignants qui voient leurs valeurs bafouées, leur lieu de travail rendu difficiles par les conditions d’un système inadéquat. Dans cette situation, l’éthique peut être un modèle de pensée, puisqu’elle est adaptation, cas par cas, écoute et réflexion.

Il est temps d’ouvrir le débat, de questionner nos pratiques et de chercher des solutions adaptées pour que les patients, les soignants et le système de santé dans son ensemble puissent trouver un équilibre éthique face à cette problématique. Les personnes qui sont malheureusement nommées des "bed blockers" ne doivent pas être réduites à des obstacles, mais comprises dans leur complexité humaine, et il appartient à chacun d'entre nous, soignants et acteurs du monde du soin, de réfléchir ensemble à une prise en charge plus juste et plus respectueuse.



Margaux ILLY, Docteur en Éthique

Directrice de FORM'ÉTHIQUE



Références :


  • Suite à la table ronde matinale lors de la Journée organisée par le DAC Var Ouest le 5/12/2024 - "Bed Blockers : victimes ou coupables du système ?" (informations à retrouver sur Linkedin)

  • Beauchamp, T. L., & Childress, J. F. (2008). Les principes de l'éthique biomédicale. Les Belles Lettres.

  • Loilier, A. et Pingaud, H. (2023) Étude plurielle du phénomène de Bed Blockers à l’hôpital. Dans CIGI Qualita MOSIM 2023, Trois-Rivières, Québec, Canada



 
 
 

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